Chacun a son propre Dharmakâya
Le Dharmakâya est, littéralement, le "Corps de Loi". Le Corps ici est celui du Bouddha, et le Dharma (la Loi) est la Voie, l'enseignement, la barque qui permet de passer d'une rive (le Samsara) à l'autre (le Nirvâna). Mais le Dharmakâya est aussi et surtout la nature de Bouddha ou le Nirvâna, ce qui montre que le Dharmakâya est autant le chemin (la Voie, la barque, la pratique) que le but (la nature de Bouddha, la Libération, le Nirvâna, le Non-né).
Nous disons que chacun a son propre Dharmakâya car chacun parcourt son propre chemin et s'éveille à sa propre compréhension du Dharma. Quand un individu s'éveille à sa nature de Bouddha, aucun autre que lui ne s'éveille à sa place, pas plus qu'il ne s'éveille à la place de quelqu'un d'autre. Ceci montre que sa nature de Bouddha et son propre karma sont intimement liés comme le sont la Voie (le Dharma) et le Corps (Kâya) du Bouddha.
L'individu qui s'éveille à sa vraie nature (ou nature de Bouddha) n'est pas différent du Bouddha lui-même au moment de son éveil. Mais il n'est pas pour autant un Bouddha, car l'éveil – au sens de kenshô – n'est pas libérateur. Comme un bateau dont le moteur est coupé continue d'avancer sur son erre jusqu'à épuisement de l'énergie cinétique, les forces karmiques produisent des effets qui continuent d'agir sur le comportement de l'individu jusqu'à épuisement du karma. Cependant, l'individu qui a vu dans sa vraie nature ne se fait plus abuser par les vues ou opinions erronées. Il sait que le corbeau est noir et que la grue est blanche. On aura beau essayer de le convaincre du contraire, qu'il existe des exceptions, etc. rien ne le fera sortir de ce qu'il sait d'expérience.
Pour atteindre la Libération, il n'y a rien d'autre à faire que zazen. Mais zazen ne doit pas être réduit à la posture et aux exercices de pacification du mental (samatha). Zazen consiste surtout à laisser sa vraie nature briller au travers des obstacles qui se dressent sur le chemin en fonction des circonstances, bonnes ou mauvaises. Ce qui suppose que cette vraie nature soit actualisée dans le mental. Zazen est donc une pratique éveillée. Si sa vraie nature n'est pas actualisée dans le mental, il n'y a pas zazen. On peut prendre la bonne posture, faire un beau mudra, réciter les sutras et s'incliner les mains jointes, cela ne suffit pas à faire zazen. Bien sûr, ces pratiques ne sont pas dénuées d'intérêt, mais si ce n'est pas zazen, alors on ne peut faire la différence entre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. C'est l'ouverture à toutes sortes de vues et l'enlisement assuré dans les pensées fausses.
Un kôan dit : "Quel est le bruit que fait un arbre dans une forêt lointaine s'il n'y a personne pour l'entendre ?" La question comporte trois pièges : ce sont les mots bruit, lointaine et personne. Ces pièges ont été placés volontairement par les maîtres et les patriarches pour tester la compréhension du pratiquant. Quand D.T. Suzuki pratiquait avec son maître, ce dernier lui avait posé comme kôan le son d'une seule main. Et chaque fois que Suzuki se présentait en sanzen, le maître se contentait de dresser une main devant lui. L'élève était incapable de comprendre. Ici, le piège est le mot son associé à une seule main. Les pièges des patriarches sont les limites qui empêchent le pratiquant d'être totalement libre. Peut-être que Suzuki tentait d'entendre avec ses oreilles, alors que Kannon voit les sons. C'était là sa propre limite. Lorsque le Bouddha montra une fleur à l'assemblée des bodhisattvas et des auditeurs, seul Mahakashyapa sourit. On pense généralement que le Bouddha a montré quelque chose que seul Mahakashyapa a vu. Une fleur. Mais si vous comprenez bien le sens de la transmission, le Bouddha n'a pas montré de fleur, auquel cas, celle-ci n'aurait pas échappé aux bodhisattvas. Quant à savoir ce que le Bouddha a montré, vous ne pouvez le savoir si vous pensez que vous n'étiez pas présent à ce moment-là au Pic du Vautour. Un kôan pourrait être : montrez-moi la fleur qu'a vue Mahakashyapa. Si vous ne pouvez montrer cette fleur en cet instant précis, vous ne pouvez pas entendre le bruit que fait l'arbre en tombant dans une forêt lointaine, là où il n'y a personne pour l'entendre, parce que, précisément, vous n'êtes personne. Vous n'êtes rien. Pas de Bouddha, pas de Mahakashyapa. Seulement un être qui se débat dans ses empêchements. Ce qui vous manque, disait Lin Tsi (Rinzai), c'est la confiance en vous-mêmes. Autrement dit, vous portez la foi sur autre chose que vous-mêmes que vous appelez "nature de Bouddha". Et dans ce domaine, il n'y a pas plus sourd qu'un aveugle.
