Critique de la conscience dans le Zen
Dernière mise à jour : 20 oct. 2022
En préambule, je précise que cet article constitue une explication à ce que j'expose dans cette vidéo réalisée à l'occasion d'un atelier au Zendô de la Fontaine. Il n'est cependant pas nécessaire de visionner en premier lieu la vidéo pour comprendre la critique.
Si l'on se place du seul point de vue bouddhique, en particulier pour tout ce qui se rapporte à la notion de conscience, l'introduction du Zen dans le Mahayâna (Daijô zen) a contribué à mon sens à une forme de déclin. Il convient cependant de noter d'emblée que ce n'est pas tant le Mahayâna qui est en cause ici que certaines de ses écoles, lesquelles à mon avis n'ont pas grand-chose à voir avec le Zen (Saijôjô zen). Dans le Bouddhisme ancien (Théravada), la conscience est en effet un simple agrégat (skandha), facteur constitutif de l'ego, impermanent, vide de nature propre et cause de souffrance. Dans le Cittamatra (ou Yogacara) au contraire, qui est une branche du Mahayâna, la conscience, en particulier l'âlayavijnâna, revêt un caractère manifestement éternaliste proche de la notion d'âtman.
Avant de développer ce point, il importe de revenir sur la notion d'ego et donc sur la notion de sûnyatâ (vacuité). Il existe à mon sens une confusion certaine entre la compréhension de la vacuité rapportée aux phénomènes – qui ne nécessite pas d'effort particulier – et celle de l'anâtman, qui n'est aucunement une évidence (on se demanderait d'ailleurs pourquoi le Bouddha aurait passé six années de pratique intensive pour aboutir à une compréhension aussi triviale que l'est l'interdépendance des phénomènes).
La vacuité est, dans le Bouddhisme, synonyme d'interdépendance. Et de fait, si l'on considère les cinq facteurs constitutifs de l'ego (forme, sensation, perception, formation mentale et conscience), on comprend bien que l'ego n'a pas d'existence propre. Dit autrement, l'ego est l'agrégation (ou interdépendance par assimilation) de formes, sensations, perceptions, formations mentales et conscience, en sorte que si l'on retirait les cinq agrégats, il n'y aurait tout simplement pas pas d'ego.
La disparition des agrégats est effective lors du décès. Et de fait, au sens strict, il n'y a pas de survie de l'ego dans la mort. Cependant, dans le Bouddhisme, la notion de renaissance, avec les facteurs formateurs (samskâra), implique que la mort n'est pas une expérience nihiliste. Il s'ensuit que s'il n'y a pas d'ego qui survit ou qui renaît, la renaissance doit faire intervenir quelque chose de spécial qui n'est pas affecté par la mort. Si ce n'est pas l'ego, ça ne doit pas non plus être un agrégat constitutif de l'ego, car tous les agrégats sont impermanents et vides de nature propre. L'Hindouisme apporte une réponse, qui est l'âtman. Mais le Bouddhisme ne reconnaît pas l'âtman autrement que par une vue éternaliste et erronée. L'âtman, étant supposé éternel, implique qu'il ne s'agit pas d'un agrégat ni d'une combinaison d'agrégats impermanents. L'âtman serait donc ce qui resterait quand les facteurs constitutifs de l'ego ont disparu, soit au moment du décès, soit lors d'expériences extatiques de type samadhi durant la pratique du yoga.
Mais durant les expériences de samadhi, les agrégats n'ont pas disparu ; ils sont simplement suspendus ou mis entre parenthèses. La conscience est cependant sublimée dans l'extase où se développe la sensation ou la perception (précisément) d'un Absolu apparenté à une Présence sans sujet ni objet. Et de fait, s'élève la notion d'une "Conscience pure" ; d'un Soi immortel et transcendant. Les qualificatifs du Soi dans ce registre ne manquent pas. Ils sont cependant indescriptibles et donc incommunicables, car reliés directement à la Conscience cosmique ou océane (Brahman).
Dans le Bouddhisme, la renaissance est la conséquence nécessaire de l'impossible expérience de la mort. En effet, si la mort était une expérience possible et donc sensible, alors les agrégats devraient pouvoir subsister et donc l'ego de la même façon. Mais cela viendrait en contradiction avec la notion de vacuité de l'ego. Cela étant, s'il n'y a pas d'ego et pas d'atman, qu'est-ce qui renaît ? Le Cittamatra apporte une réponse en considérant qu'il existe une Conscience – l'âlayavijnâna ou "huitième conscience" – qui ne disparaît pas avec le décès, mais survit dans des états intermédiaires (appelés bardo dans le Bouddhisme tibétain) pour se réincarner aussi souvent que nécessaire jusqu'à épuisement du karma. Mais l'Hindouisme reconnaît aussi la notion de karma, en sorte que l'âtman est nécessairement imprégné, à l'instar de l'âlayavijnâna, de "graines karmiques" qui le force à renaître. Et de fait, on est bien obligé d'admettre que la huitième conscience, ou conscience alaya (réserve), a un lien de parenté certain avec l'âtman et donc avec l'Hindouisme ou les religions éternalistes, et cela même si la conscience alaya est vide d'ego. Dans ce registre, il ne s'agit plus à proprement parler de renaissance mais de réincarnation (transmigration de la conscience alaya de corps en corps).
À cause de ce lien, certains exégètes considèrent le Bouddhisme comme une sorte de "nouveau testament" de l'Hindouisme. Ananda K. Coomaraswami écrit en effet, dans Hindouisme et Bouddhisme (éd. Gallimard) : « Le Bouddhisme semble différer d’autant plus du Brahmanisme, dont il est issu, qu’on l’étudie plus superficiellement ; mais plus on approfondit cette étude, plus il devient difficile de les distinguer l’un de l’autre [...] Si l’on peut parler du Bouddha comme d’un réformateur, c’est seulement dans le sens strictement étymologique du terme : ce n’est pas pour établir un nouvel ordre, mais pour restaurer un ordre ancien que le Bouddha est descendu du ciel. »
Coomaraswami analyse le Bouddhisme sous l'angle de la métaphysique et de ce qui apparaît dans les textes comme des indices indiscutables d'un rapport étroit entre l'Hindouisme et le Bouddhisme. Et si l'on se fie aux thèses du Cittamatra notamment, il est difficile de lui donner tort. De fait il n'est pas rare de retrouver, y compris parmi les adeptes du Zen, des propos de type éternaliste en particulier quand il est question du "miroir". Dans la stance de Shen Xiu, le pseudo rival de Huineng (6ème Patriarche), la référence au miroir est explicite. Shen Xiu l'associe d'ailleurs au "mental" : « Le mental est un miroir brillant ; prends soin de le garder toujours net afin que la poussière ne puisse pas s'y déposer. » Bien que Shen Xiu ne fasse pas explicitement référence à l'âtman, il n'en demeure pas moins vrai qu'il se réfère au mental comme à une Conscience pure par nature. Ici, la pureté est assimilable à la vacuité d'altérité : vacuité vide de ce qui n'est pas elle-même (espace vide d'agrégats).
Huineng, pour sa part, nie formellement le miroir dans la stance en réponse à celle de Shen Xiu : « Aucun miroir n'existe-là. Puisque tout est vide, où la poussière pourrait-elle s'amasser ? » De fait, au sens strict, le miroir est ici "vide de lui-même", ce qui, en associant le miroir (Conscience pure) à la notion d'âtman, revient à formuler explicitement l'anâtman. La notion de "vacuité de la vacuité" n'est cependant pas une vue, au sens strict, mais une invitation à ne pas réifier la vacuité ainsi que le fait Shen Xiu en se référant au miroir. En effet, la phrase "aucun miroir n'existe là" ne dit pas ce qui existe (et qui remplacerait le miroir), sinon que tout est vide.
Sans comprendre clairement ce que signifie vraiment la vacuité faute de l'avoir réalisée, et en analysant l'expression tout est vide d'un point de vue dualiste, les propos de Huineng peuvent sembler nihilistes. Du reste, les premiers commentateurs du Bouddhisme considéraient le Nirvâna comme une expérience nihiliste. Mais la vacuité de la vacuité (la vacuité vide d'elle-même) prônée par le Sixième Patriarche n'est pas exactement analogue à l'interdépendance des phénomènes, sauf à considérer la vacuité d'altérité (le miroir) comme un phénomène sans existence propre. Or, ça ne peut pas être le cas puisque le miroir est supposé exister en l'absence d'agrégats constitutifs et donc être non sujet à la naissance et à la mort, au même titre que l'âtman ou la "Conscience pure".
La question de la vacuité "non phénoménale" ne peut par conséquent être débattue sous l'angle phénoménologique et donc comme une interdépendance de phénomènes. On rencontrera cependant, dans la littérature, des affirmations contraires de la part de certains maîtres, mais cela ne fait que confirmer que le titre de maître, de lama ou encore de guru est parfois usurpé, en sorte que pour en avoir le cœur net, il n'y a pas d'autre choix que de vérifier par soi-même (ce qui par ailleurs était une incitation explicite du Bouddha).
L'expérience de l'anâtman ou plutôt la non-expérience (en ce sens qu'il n'y a pas de phénomènes observables ni de protocole expérimental susceptible de reproduire un phénomène qui n'en est pas un) n'est ni plus ni moins que la réalisation du Dharmakâya par lui-même, qui n'est autre que la nature de Bouddha (le Non-né ou Nirvâna) vide d'elle-même et néanmoins sapientiale. Dans le Zen, cette non-expérience est kenshô, et sa réalisation effective par la pratique est satori.
Certaines personnes, y compris parmi les pratiquants du Zen, considèrent que ces notions n'ont aucune utilité pratique et qu'il convient à cause de cela de les abandonner ou ne pas s'y intéresser. C'est sans doute vrai si l'on se contente de les analyser du seul point de vue philosophique, mais c'est tout à fait faux si l'on veut éviter de se fourvoyer sur des chemins semés de confusions et d'errances, et ce même en pratiquant, car alors on prendrait n'importe quelle expérience ou compréhension pour l'expression d'un kenshô ou d'un satori. Sur ce point, l'avis d'un maître éclairé ou d'un ami de bien est essentielle.
En conclusion je dirai qu'il convient de bien distinguer l'ego de l'âtman en ce que l'ego est phénoménal et donc vide selon le principe de l'interdépendance des phénomènes, ce que n'est pas censé être l'âtman ou l'âlayavijnâna (laquelle est une réserve de graines karmique). Or le Bouddhisme distingue l'interdépendance des phénomènes (sûnyatâ) du non-Soi (anâtman) ou du Non-né non phénoménal. L'anâtman n'est par conséquent pas la vacuité de l'ego mais la véritable nature de Bouddha réalisée par elle-même, c'est-à-dire par le Bouddha lui-même dans son Triple Corps (Trikâya). Ce qui revient à dire que la réalisation du Dharmakâya par lui-même n'élimine ni les agrégats ni l'ego, en sorte que l'ego n'est pas autre chose, fondamentalement, que sa nature de Bouddha, ou, dit autrement, que chacun a son propre Dharmakâya. Ce qui revient à dire que si la mort est bien une expérience impossible, celle du Nirvâna est en revanche possible et se fait de son vivant, dans un corps d'humain qui n'est autre que le corps du Bouddha.
