L'ignorance vs la sapience
Dernière mise à jour : 25 avr.
L'ignorance constitue, dans le Bouddhisme (et donc dans le Zen), le premier lien de la coproduction conditionnée. Mais l'ignorance est en réalité bien plus que la méconnaissance de sa vrai nature (ou nature de Bouddha). Elle est surtout le ciment qui va consolider, dans la conscience, l'idée d'un ego, d'une âme individuelle ou d'un esprit. Cette idée est tellement ancrée qu'il nous paraît impensable de supposer qu'en réalité il n'y a ni esprit, ni âme ni ego indépendant, c'est-à-dire qui existerait ou continuerait d'exister si tout – qui ne soit ego, âme ou esprit – venait à disparaître. De là s'élève l'idée inacceptable et douloureuse, voire effroyable, de la mort.
L'ignorance est le reflet inversé de la sapience (Prajna). La prajna est la qualité principale – ou le mode de reconnaissance – de sa nature (de Bouddha), laquelle est sans cause, c'est-à-dire non produite, non créée, non formée. Il s'ensuit que l'ignorance est par là-même acausale. En effet, si l'ignorance avait une cause, elle ne serait pas, par définition, la racine et le ciment du samsara. Etant acausale, l'ignorance ne peut donc être supprimée par les moyens ou les méthodes du samsara. L'ignorance ne peut donc disparaître que par la reconnaissance de sa véritable nature, qui est sa vacuité intrinsèque.
Un reflet ne peut apparaître que dans un miroir, lequel est son substrat. Et de fait, la reconnaissance de sa vraie nature (vacuité) implique la disparition du miroir ou – ce qui revient au même – la reconnaissance, par le mode de prajna, de la vacuité de celui-ci.
Reflets et miroir sont cependant indissociables ; l'un n'existe pas sans l'autre. De fait, toute tentative d'éliminer les reflets du miroir revient à remplacer les reflets par le miroir lui-même dans l'expérience de samadhi. Dans les religions dites éternalistes, l'expérience d'un Soi infini, non duel, vide d'impuretés (c'est-à-dire de reflets) n'est en réalité rien d'autre que l'expérience du miroir en lui-même. Etant vide de reflets, il n'est cependant pas vide de lui-même. L'expérience de la vacuité d'altérité (c'est-à-dire de tout ce qui n'est pas le miroir) est donc l'expérience de l'ignorance avant les enchaînements samsariques (la coproduction conditionnée). Cette expérience est quelquefois prise à tort pour un kenshô ou un satori, alors qu'elle ne relève que d'un makyô (fantasmagorie).
Il est donc important d'avoir la compréhension – par l'expérience – de ce qu'est la disparition du miroir et non le reflet de celui-ci en lui-même, ce qui ne l'élimine pas. L'indice le plus important – mais non le seul – est que dans l'expérience de la vacuité d'altérité, c'est-à-dire du miroir en lui-même, aucun élément sapiential ne s'élève dans la conscience : il n'y a pas de reconnaissance de sa vraie nature par l'émergence d'une compréhension, d'une pensée et d'une parole (justes) associées à l'émergence de prajna dans la conscience. En effet, la disparition du miroir est la disparition des limites ontologiques phénoménales. C'est le véritable sens du "non-soi" (anâtman). Cette disparition est à la fois visionnaire, c'est-à-dire qu'elle implique la présence des modalités sensorielles sans que cependant les organes des sens soient affectés à des aires corticales prédéfinies, et sapientiale, c'est-à-dire qu'elle implique l'émergence de prajna dans la conscience ordinaire.
La disparition du miroir revient à assécher, au sens littéral, l'ignorance – par l'expérience visionnaire (il s'agit donc d'une Vue associée à l'idéogramme 見) de la vacuité –, laquelle, avant sa disparition, apparaît semblable à un lac qui reflète la lune comme dans un miroir. La lune dans le ciel ne disparaît pas avec la disparition du miroir. Seul son reflet, lisse ou ondulé selon l'état de surface du lac, disparaît avec le lac. Quand l'ignorance est asséchée, il n'y a plus personne à libérer ; plus rien à obtenir ou à perdre. La lune brille sans encombre, indépendamment de l'état du lac. C'est l'état où les choses (les phénomènes) sont libres par essence. À présent, si vous comprenez bien l'assèchement de l'ignorance, dites-moi pourquoi la lune n'a jamais quitté le lac.
