La Vue juste (ou vue bouddhique)

Je souhaiterais vous entretenir sur la notion de Vue juste dans le Zen, qui est la Vue bouddhique.

La Vue est, comme son nom l’indique, une expérience visionnaire. C’est-à-dire quand les choses sont vues selon leur nature propre. Mais elles sont aussi reconnues pour ce qu’elles sont, ce qui implique que l’expérience n’est pas uniquement visionnaire mais aussi sapientiale, c’est-à-dire selon le mode de prajna, qui est le mode de reconnaissance de sa vraie nature (prajna = sapience).

Dans le Bouddhisme, les choses ou les phénomènes sont vides de nature propre, mais la vacuité ne signifie pas l’absence de choses ou de phénomènes.

Je vais tenter d’expliquer autant que possible cela en m’appuyant sur le kôan du Mu (無) de Joshu. En effet, son contenu repose essentiellement sur cette question.

Le contexte : Un moine demande à Joshu « Le chien a-t-il la nature de Bouddha ? » Cette question peut paraître étrange, parce que le moine sait que le sutra du Nirvâna affirme que tous les êtres ont la nature de Bouddha, et le chien n’en fait pas exception.

En réalité, le chien n’est qu’un prétexte. La problématique du moine est de savoir surtout pourquoi, alors qu’il a la nature de Bouddha, il ne peut pas la réaliser, malgré sa foi dans les écritures.

Cependant, à la question du chien et de sa nature de Bouddha, Joshu répond Mu, qui dans ce contexte doit être compris comme un NON catégorique.

En effet, pourquoi Joshu répond-il NON est la première question qui est posée à un pratiquant Zen lorsqu’il doit passer ce kôan. Quand le moine pose la question à Joshu, celui-ci répond « c’est à cause de son mauvais karma ».

Qu’est-ce qu’un mauvais karma ? Naître en samsara avec un mauvais karma c’est en gros naître au monde selon le mode de l’ignorance et d’en éprouver toutes les conséquences.

L’ignorance est le 1er lien de la coproduction conditionnée. Elle constitue le ciment du samsara et s’applique à tous les états du samsara, de la naissance à la mort en passant par les renaissances multiples, pas seulement dans le sens chronologique, mais aussi selon les différents karmas qui peuvent s’exprimer au même moment. Il n’y a de séparation d’entre les êtres que selon le mode de l’ignorance.

L’ignorance est ce qui le consolide le monde selon le mode des apparences phénoménales. Le moine se voit donc selon le mode des apparences, non pas tel qu’il est selon sa nature propre, mais tel qu’il s’imagine ou se voit selon le mode de l’ignorance. L’ignorance est ce qui formate les êtres selon leur propre karma.

Joshu sait que le moine se voit ainsi et qu’il voit donc tous les phénomènes, y compris le chien, selon le même mode.

Or, la nature de Bouddha ne s’exprime pas selon le mode de l’ignorance mais selon le mode de la sapience.

Voici le moine tel qu’il se présente devant Joshu :

Il baigne dans l’ignorance. Le verbe baigner n’est pas une simple manière de parler. Le samsara est souvent comparé à un océan de souffrances, d’illusions, d’insatisfactions. Il existe un kôan test qui est associé au Mu de Joshu et qui s’exprime ainsi : « Sans te mouiller, ramène le trésor qui se trouve au fond de l’océan. »

L’expression « sans te mouiller » est explicite. Elle signifie que l’océan ne doit pas mouiller, ce qui implique de l’assécher. Mais comment assécher l’océan ? Simplement en devenant l’océan, car l’eau ne mouille pas l’eau.

Devenir l’océan, c’est transmuer l’ignorance en sapience. Concrètement, cela s’exprime comme un retournement de l’esprit sur lui-même.

Tel que vous voyez cette nouvelle image, il apparaît que c’est la même que la précédente. Or, ce n’est pas la même et je vais vous montrer pourquoi.

Il y a là deux images inversées. Elles paraissent identiques, mais ce n’est pas le cas. L’une (à gauche sur l'illustration) correspond au moine tel qu’il est selon sa nature propre, sa nature de Bouddha, au-delà de toute représentation. L’autre (à droite de l'illustration) est une image inversée du moine, tel qu’il pourrait se voir dans un miroir, ou telle qu’apparaît par exemple la lune sur l’océan, dont l’état de surface affecte la représentation.

Entre ces deux images, il y a un point central qui correspond au Mu de Joshu. Ce n’est pas exactement l’état du moine tel qu’il se voit selon le mode de l’ignorance, et ce n’est pas non plus autre chose. C’est quand Tokusan demande à ses élèves : « Si vous appelez cela un bâton, vous aurez trente coups. Si vous ne l’appelez pas un bâton, vous aurez trente coups. » À sa manière, Tokusan clame le Mu de Joshu qui met un terme à toute représentation, à toute discussion, à toute interprétation.

Mais réaliser le Mu est insuffisant. On ne peut pas rester indéfiniment dans un état « ni-ni ». Il faut affirmer. Kenshô ou satori sont des affirmations, non des ni-ni. Tokusan n’attend pas une réponse du genre, « ce n’est ni un bâton ni autre chose qu’un bâton » selon la philosophie du tétralemme de Nagarjuna qui ne dit rien de la chose, sinon qu’on ne peut rien en dire, ce en quoi il se trompe, car le Madhyamaka n’est pas une vue, au sens de la Vue bouddhique.

On dit qu’avant d’étudier le Zen, les montagnes sont des montagnes et les plaines sont des plaines. C’est l’état du moine selon le mode de l’ignorance. Pendant l’étude du Zen, les montagnes ne sont plus des montagnes et les plaines ne sont plus des plaines. C’est l’état du « ni-ni ».

Et avec la réalisation de sa vraie nature, les montagnes sont à nouveau des montagnes et les plaines sont à nouveau des plaines. C’est quand l’océan est asséché et que le trésor est à portée de main. Ça ressemble à une image inversée, mais ce n’est pas une image ; ce n’est pas un reflet. C’est sa nature propre, son vrai visage, son visage d’avant la naissance de ses parents.

Si vous voulez voir votre visage d’avant la naissance de vos parents, ce n’est pas l’absence de visage. C’est le visage tel qu’il est ici et maintenant. Mais ne confondez pas la montagne selon la Vue juste avec la montagne vue selon le mode de l'ignorance, sinon ce serait prendre la maladie pour le remède.

Je vous remercie.