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Le tout premier souvenir

Dernière mise à jour : 13 sept. 2022


Plusieurs heures avant ma naissance, je fus déclaré mort. J’en ignore la raison. Le médecin accoucheur était pourtant réputé pour son bon diagnostic, mais aussi pour son addiction à l’alcool. Ceci explique peut-être cela.


Je ne peux imaginer ce qu’éprouvèrent mes parents à l’annonce de ma mort soudaine, mais je suppose que ce fut terrible pour eux. Toutefois, contre toute attente et au terme de trois jours et trois nuits de souffrance, ma mère mit au monde – aidée de forceps qui m'enserraient le crâne – un garçon de cinq kilos ayant l’apparence d’un bébé de trois mois qui braillait de vie. La douleur, l’angoisse et la peine de mes parents – de ma mère surtout – disparurent en un instant.


Je ne garde évidemment aucun souvenir conscient de cette expérience, cependant, je sais que mon cerveau en conservera longtemps des traces invisibles mais profondes comme des tranchées. J’en veux pour preuve la peur panique et inexplicable que j’éprouvais jeune enfant quand je voyais une blouse blanche. En classes de maternelle, les écoliers subissaient, en début d’année scolaire, un examen médical. Un médecin venait à l'école et nous auscultait les uns après les autres. Je hurlais de terreur, quand c’était mon tour. Les maîtresses, à cause de mon comportement incompréhensible, avaient demandé à ma mère comment s'étaient déroulées sa grossesse et ma naissance.


Cette peur des médecins et infirmières a toutefois fini par s’estomper avec le temps. D’abord parce que j’étais en bonne santé et qu’il n’y avait donc pas de raison particulière d'être confronté à ces personnes, et ensuite parce qu’en prenant de l’âge mes effrois avaient été en quelques sortes écrasés – à l'instar des données d'un fichier informatique régulièrement mis à jour – par d’autres expériences.


Pour autant, je demeurais longtemps convaincu que des fantômes sommeillaient dans mon inconscient et qu'ils n’attendaient que l’occasion pour resurgir et me terrasser. Je n’ai jamais été très à l’aise avec la maladie et la mort. Et ce ne fut sans doute pas sans raison que je choisis, quand je décidai de pratiquer le Bouddhisme tibétain, de faire la retraite de Powa. L'intitulé de cette pratique était en effet explicite : "Transfert de conscience utile au moment de la mort".


Bien des années plus tard, alors que je m'étais très vite tourné vers le Zen, j'assistais à un teishô(1) de Taitsu Kohno Roshi à propos de zazen. Zazen, dans le Rinzai, est assez différent du zazen de l'école Sôtô. Dans le Rinzai, il importe surtout de développer le doute(2). Dans ce contexte, le doute n'a rien de sceptique ; il n'est pas paralysant. Bien au contraire, il constitue le moteur essentiel de la concentration. Taitsu nous indiqua une méthode originale mais très efficace pour introduire le doute dans la pratique. Il nous invita à chercher avec force, dans notre mémoire, notre plus ancien souvenir.


Nous avons tous des souvenirs de notre prime jeunesse, plus ou moins précis. Mais lequel est le plus vieux ? Et surtout, n'y en a-t-il pas d'autres, plus anciens encore, que nous aurions oubliés et que nous pourrions réactualiser ? Et en toute logique, puisque la vie fœtale n'est pas végétative, dès lors que nous pouvons subir des traumatismes inconscients qui influenceront plus tard notre comportement, nous devrions pouvoir remonter jusqu'à la vie intra-utérine. Par ailleurs, en Asie, la naissance commence à la conception, en sorte qu'il n'est a priori pas du tout exclu que des souvenirs de cette période, sous une forme ou une autre, puissent se manifester durant cette pratique de zazen.


Le zeniste – surtout dans le Rinzai – ne se contente pas d'hypothèses ou de croyances pour pratiquer ; il lui faut des preuves irréfutables. Pour autant, il ne peut pas non plus ne s'appuyer que sur des preuves pour se résoudre à agir. Certaines preuves doivent donc être recherchées pour consolider sa foi. C'est ce qu'on appelle "douter", dans le Zen. C'est exactement le contraire de douter dans un sens sceptique, qui nous inciterait à hésiter avant de pratiquer. Bien que Taitsu Kohno Roshi ne l'ait pas formellement spécifié dans son teishô, la pratique de chercher son plus ancien souvenir revient donc à chercher le tout premier souvenir, c'est-à-dire celui qui, à l'instar du big bang, implique qu'avant lui le temps de notre existence n'a aucun sens. C'est donc un souvenir qui précède tous les autres et qui n'est par conséquent pas un souvenir au sens strict.


De fait, dès lors que ce tout premier souvenir n'a pas de passé, qu'il précède la conscience mais pas la naissance, et en nous référant à la coproduction conditionnée, nous observons que les liens qui précèdent la conscience mais pas la naissance sont l'Ignorance et le karma.


On peut considérer, du point de vue nihiliste, que la vie commence avec la conscience d'exister comme un individu à part, ce qui implique un rapport dualiste au monde (moi et les autres). Pour les nihilistes, avant la conscience de soi, l'individu n'existe pas vraiment. À l'opposé, d'un point de vue éternaliste, l'ego – qui est la conscience d'exister comme un individu à part – doit être distingué de l'âme (ou de l'esprit), en sorte que l'âme précède l'ego dans la vie intra-utérine et existe sans interruption, dès la conception, voire avant si elle est considérée immortelle. C'est l'argument implicite des anti-avortement. Pour les bouddhistes, qui pratiquent donc la "voie du milieu" (entre nihilisme et éternalisme), l'absence d'âme (ou d'esprit) – c'est-à-dire l'absence d'atman(3) – ne peut pas être un argument nihiliste qui s'opposerait à un argument éternaliste. L'anatman(4) se situe par conséquent en dehors de toute interprétation dualiste d'être et de non-être.


Le tout premier souvenir doit donc être recherché, si l'on se réfère au Bouddhisme ou au Zen, non pas comme un "étant" ou un "non-étant" – un Soi ou un non-Soi –, mais dans ce qui transcende cette dualité et qui ne peut par conséquent être l'Ignorance. En effet, l'Ignorance est à la racine du Samsâra et donc de la dualité être/non-être (ou sujet/objet). De fait, si ça ne peut être ni l'Ignorance ni le néant, alors il s'agit de la Sapience au sens de Prajna. Il s'ensuit que chercher ce tout premier souvenir revient à aller à la rencontre de sa nature de Bouddha. Si l'on devait se ramener à un exemple pour expliquer cela, la légende de Hùn Tùn, à l'époque où les portes de ses sens étaient encore closes, me semble tout à fait appropriée.


Il est évident que ce tout premier souvenir ne peut pas être dépendant d'un souvenir précédent, mais aussi qu'il ne pourra s'affranchir du karma puisqu'il y a eu naissance. De fait, selon le karma de l'individu, ce tout premier souvenir se perdra ou se conservera. Les Bouddhas qui viennent au monde sont donc ceux qui se souviennent de leur nature propre. A contrario, les individus dits "ordinaires" sont ceux qui la perdent de vue et qui l'oublient (cf. ouverture des portes des sens de Hùn Tùn).


Les Bouddhas de naissance se comptent en réalité sur les doigts d'un moignon. La plupart des individus sont projetés dans la vie selon leur karma. Ces individus pourront, durant leur existence, suivre la voie du Bouddha s'ils sont prêts pour cela et s'éveiller à leur vraie nature si leur karma y est favorable. Et puisque l'éveil bouddhique est une reconnaissance de sa vraie nature et non une découverte, cela signifie que s'éveiller à sa vraie nature revient à actualiser son tout premier souvenir. Celui-ci est propre à chacun, à partir de la conception, et ne dépend bien sûr pas du karma. C'est le sens de la formule : "chacun a son propre Dharmakâya" (ou "tous les êtres – individuellement – ont la nature de Bouddha").


Pour moi, il aurait été tentant de me souvenir de ce que fut l'expérience de ma pseudo-mort annoncée par le médecin accoucheur. Mais elle n'était évidemment pas mon tout premier souvenir. Il s'agissait en effet d'une expression karmique que je devais supporter. Cette épreuve n'existe plus ; c'est du passé. Chercher à l'actualiser serait une grossière erreur. Le Bouddha n'invite pas à remonter les causes karmiques. Il a usé d'une parabole très claire pour cela, indiquant qu'une personne blessée par une flèche avait autre chose à faire de plus urgent que de s'interroger sur les caractéristiques de l'archer, ses motivations, son nom, ses titres, etc. Sa priorité absolue était de retirer la flèche et se soigner, s'il ne voulait pas mourir. En conséquence de quoi, cette pratique de zazen devrait être tournée exclusivement vers sa vraie nature, qui est le Dharmakâya. Car la Prajna est une caractéristique du Dharmakâya, et seule Prajna guérit l'Ignorance. On ne s'intéressera donc pas aux sensations, images ou autres qui ne sont que des makyô (fantasmagories). On ira droit au but, sans faiblir ni se laisser abuser. Quand le tout premier souvenir se manifestera, Prajna éclairera la conscience ordinaire de cette reconnaissance. C'est l'éveil, appelé kenshô (見性) dans le Zen Rinzai.



(1) teishô : entretien collectif.

(2) doute : il s'agit d'une recherche investissant autant le corps que le mental pour tenter de trouver une réponse à une question qui n'a pas de solution intellectuelle. Par exemple : "Quel est le son d'une seule main ?"

(3) atman : mot sanskrit régulièrement traduit par "âme" ou "esprit" par les sanskritistes.

(4) anatman : l'anatman est la vacuité non phénoménale de l'atman.

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