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Notion d'Eveil dans le Zen

Dernière mise à jour : 13 sept. 2022


Je pense qu'il existe un malentendu à propos de l'éveil dans le Zen (et dans le Bouddhisme en général). Ce malentendu est dû en grande partie à la littérature, importante sur le sujet, mais très rarement éclairée par une expérience zen – ou bouddhique – véritable. Les auteurs sont pour la plupart des universitaires érudits, convaincus que toutes les religions authentiques se valent en sorte qu'en matière de spiritualité ce qui vaut pour l'une vaut nécessairement pour l'autre. Ou dit autrement : il ne peut logiquement exister deux vérités absolues qui ne disent pas la même chose (sinon, évidemment, elles ne seraient pas absolues), par conséquent, pour ces érudits, il n'existe ultimement qu'une (seule) vérité absolue (souvent appelée "vérité ultime") ; toutes les autres sont "relatives" (généralement appelées "vérités conventionnelles"). Or ce point de vue est imparfait pour le Bouddhisme, lequel se place par delà les notions d'absolu (ou d'ultime) et de relatif (ou de conventionnel), qui ne sont que des assertions philosophiques dualistes et non des Vues au sens bouddhique.


L'éveil bouddhique est en effet très souvent confondu avec l'éveil hindouiste ou, pour employer un vocabulaire plus adéquat : éternaliste. L'état associé à cet éveil est le samadhi. Il existe plusieurs stades, plus ou moins profonds, de samadhi, mais au stade "ultime", le pratiquant éprouve un sentiment de grâce infinie, de plénitude, de non-dualité, souvent associé à un effet orgasmique ou d'une intense volupté. Le pratiquant a alors la certitude de ne faire qu'un avec le divin ou l'univers dans une conscience dite "océane". Il peut, de plus, rester dans cet état aussi longtemps qu'il en éprouve le désir. Il n'a aucune conscience de l'endroit où il se trouve, si tant est que la notion de lieu et de temps ait un sens dans la notion "d'Absolu" (le A majuscule signifiant le caractère spirituel – et donc supérieur – de l'assertion). La notion d'intérieur et d'extérieur a du reste disparu. Sa pensée est complètement immergée par ce sentiment puissant d'un Tout lumineux et éternel. Il s'agit donc d'une véritable extase mystique et les personnes qui entrent dans un tel état sont souvent considérées comme des saints ou des sages. Bien sûr, leur capacité de reproduire l'état samadhique à l'envi, l'absence d'attachement pour les biens mondains, etc. les assimile à des "éveillés", autrement dit à des Bouddhas, d'où la confusion évoquée plus haut.


Plus prosaïquement, notons également qu'un état similaire est possiblement atteint – sans doute avec moins d'intensité, quoique ce phénomène soit purement subjectif – par la consommation de substances hallucinogènes dopaminergiques ou sérotoninergiques. Les récits d'expériences "chamaniques", par exemple, résultent pour la plupart d'union ou de connexion, après consommation de substances hallucinogènes, avec le divin. De tels états, contrairement au samadhi, nécessite l'absorption de drogues et l'on ne saurait donc assimiler ces consommateurs à des êtres "libérés" au sens bouddhique.


Quoi qu'il en soit, le samadhi est généralement une expérience très intense et les pratiquants ont tendance à vouloir la réitérer à l'envi en raison de la volupté qui l'accompagne. C'est pourquoi elle est considérée dans le Zen en particulier comme un piège, une "caverne aux démons" (Hakuin).


Pourtant, il n'y a pas d'éveil au sens du Zen ou du Bouddhisme en général sans samadhi, qui est un préalable, et qui est du reste associé à la troisième des Disciplines de la Quatrième Noble Vérité, c'est-à-dire à Dhyâna (d'où sont issus les mots Chan ou Zen, phonétiquement). Il ne faut donc pas chercher à éviter le samadhi, pas plus qu'il ne faut chercher à le produire ou le reproduire à l'envi. En fait, quand on pratique assidument samatha (c'est-à-dire la concentration sur un objet unique), le samadhi est une conséquence qu'on peut qualifier de "réflexe", au même titre qu'un orgasme associé à l'acte sexuel. Il est d'ailleurs remarquable que l'acte sexuel ne peut aboutir à l'orgasme que si l'on est concentré sur l'acte lui-même. Cependant, durant le samadhi, il n'y a pas d'éjaculation, en sorte que non seulement l'orgasme se manifeste, mais il est aussi sans limite de durée (sans "résolution"), et l'on comprend bien que les moines ou yogis exercés à cette pratique n'ont aucunement besoin de partenaires sexuels (bien entendu, ce qui vaut pour le moine vaut également pour la nonne). On comprend de fait pourquoi le samadhi peut devenir une véritable addiction et donc un piège sur la Voie bouddhique si l'on n'y prend pas garde.


À l'opposé de l'état samadhique induit ou recherché, on trouve l'idée inverse qu'il n'y a rien à provoquer, à chercher, ou à trouver dans la mesure ou l'éveil est associé à l'état naturel de l'individu ou des êtres sensibles en général. Le sutra du Nirvâna affirme d'ailleurs que "tous les êtres ont la nature de Bouddha". De fait, chercher à s'éveiller est un non-sens pour certains pratiquants. De plus, on retrouve souvent l'idée que "personne ne s'éveille", ce que semble affirmer la notion d'anatman, c'est-à-dire d'absence d'atman dont la traduction admise par les sanskritistes est âme ou esprit. L'ego, qui est une représentation psychologique – et donc dépourvu de tout caractère spirituel – du sentiment d'un moi indépendant, c'est-à-dire séparé de "l'autre" (qui n'est pas moi), n'a de fait aucune existence indépendante. L'ego, comme l'âme ou l'esprit sont donc considérés comme des phénomènes vides de nature propre en ce sens qu'il n'existent que par l'interdépendance de phénomènes. Pour les adeptes de cette vue bouddhique, l'éveil ne consiste donc pas à autre chose que de réaliser – au sens de comprendre (cf. Compréhension Juste, 1er Pas de l'Octuple Sentier) – que "rien n'existe par soi-même ; tout est interdépendant." (Roland Yuno Rech).


De mon point de vue, cette seconde approche de l'éveil me semble plutôt nihiliste. Non seulement parce qu'il est affirmé que "personne ne s'éveille", ce qui revient en quelque sorte à considérer le Bouddha comme n'étant "personne" sans qu'on sache exactement ce qu'on entend par "personne", sinon qu'il n'y a pas d'ego, d'âme ou d'esprit en soi, mais aussi par la négation de l'éveil comme étant quelque chose de "spécial", ou pour le dire autrement : tous les êtres sont naturellement éveillés. En réalité, quand on parle plus longuement avec les individus – ou du moins certains d'entre eux – qui tiennent ce discours, on réalise que leurs propos sont plus nuancés, en sorte qu'on ne peut les qualifier justement de nihilistes. Toutefois, on ne peut cautionner le fait que les êtres sont naturellement éveillés puisqu'ils ont la nature de Bouddha, car cela revient à confondre nature de Bouddha et éveil (ou le Bouddha lui-même).


Tous les êtres ont la nature de Bouddha signifie que tous les êtres ont potentiellement la possibilité de s'éveiller à leur vraie nature. Cela étant, entre la possibilité et la capacité, il y a un monde. Si vous êtes planté au bord d'une falaise avec un à-pic de cent mètres, vous avez potentiellement la possibilité de sauter dans le vide, mais quant à dire que vous en êtes capable, c'est une autre paire de manches (à moins que vous ne soyez suicidaire).


Sans chercher des exemples aussi extrémistes et somme toute peu significatifs, on remarquera simplement que le Bouddhisme reconnaît six classes d'êtres et que parmi ces six classes, les animaux, les faméliques et les êtres en enfer ne sont pas en mesure de s'éveiller. Les dieux et demi-dieux en sont théoriquement capables, mais leur aveuglement du pouvoir et des biens dont ils disposent sans difficulté ne les oriente qu'exceptionnellement vers la voie de l'éveil. En définitive, la classe la plus appropriée à l'éveil est le genre humain sans travers névrotiques ou psychotiques.


Pour le dire simplement, il ne suffit pas d'avoir la nature de Bouddha pour être éveillé ; il faut développer la volonté de l'atteindre. Ultimement, cette volonté est la nature de Bouddha elle-même. Et on appelle "Eveil" la réalisation de sa vraie nature mue par la Volonté (sous la forme de l'Effort Juste associé à Dhyâna : 6è pas de l'Octuple Sentier).


Sans entrer dans des détails techniques, l'éveil bouddhique, nommé kenshô ou satori dans le Zen, n'est pas un état au sens strict, et donc pas une expérience renouvelable à l'envi selon des protocoles expérimentaux (contrairement au samadhi qui obéit à un mode "réflexe" et donc induit en suivant un protocole expérimental qui est la pratique de "samatha"). Néanmoins, par défaut d'un terme plus approprié dans le vocabulaire, on en parlera comme d'une expérience à la fois visionnaire et sapientiale. La vision est dite "supramondaine" ou "supranaturelle" car elle n'est pas de type onirique ou hallucinatoire et ne touche pas au domaine de l'imaginaire. Pour le dire simplement, il s'agit de voir le monde "tel qu'il est" avant sa naissance et ses représentations dans le mental et donc dans la pensée consciente. De fait, le monde "tel qu'il est" est hors du temps et de l'espace en sorte qu'il est possible – par exemple – de toucher le commencement de l'univers sans avoir à se déplacer ou de boire d'une seule gorgée toute l'eau de l'océan Pacifique... L'aspect sapiential est quant à lui fondamental. Il s'exprime, dans le cœur même de l'expérience visionnaire, par une pensée et une parole associées à la reconnaissance de sa vraie nature, en particulier la vacuité de l'esprit, c'est-à-dire l'anatman. Sans la dimension sapientiale, on ne peut qualifier l'expérience de kenshô ou de satori. Cela étant, sans la dimension visionnaire, on ne peut pas la qualifier non plus de kenshô ou de satori car il peut alors s'agir simplement d'intuition ou de concepts philosophiques et donc de facultés strictement intellectuelles orientées par les enseignements ou la lecture approfondie du Dharma. Le Zen a développé des kôans "tests" pour traiter cette question et la résoudre. C'est donc à partir de la vision supranaturelle ou supramondaine obtenue en samadhi que se développe la dimension sapientiale qui n'est autre que l'immersion de Prajna dans la conscience (qui est ici l'un des six domaines des sens et un agrégat). De fait, la nature de Bouddha est Vacuité (reconnue dans l'expérience visionnaire) et Illumination (par Prajna, qui est le mode de reconnaissance de sa vraie nature).


L'éveil au sens du Zen consiste donc à reconnaître sa vraie nature pour ne plus se faire abuser par ce qui est pris pour vrai et à quoi l'on s'attache par passion, plaisir, désir, etc. générant ainsi la coproduction conditionnée (douze liens interdépendants). Cet éveil transcende l'idée d'absolu et de relatif, d'être et de non-être. On ne peut dire justement que "personne ne s'éveille", parce que c'est bien l'individu qui s'éveille à sa nature propre sans perdre pour autant son individualité. Quand un tel s'éveille, cet éveil le concerne en propre et non quelqu'un d'autre. C'est pourquoi l'on dit que chacun a son propre Dharmakâya. Mais tant qu'on ne s'éveille pas, notre nature de Bouddha n'est qu'un Pratyekabuddha, c'est-à-dire un "Bouddha pour soi" parce qu'il ne "brille pas" dans la conscience individuelle et n'est donc pas reconnu. Et pour dire les choses comme elles sont, l'anatman n'est pas l'absence d'ego, mais d'âme ou d'esprit ou de toute représentation spirituelle de type éternaliste. C'est pourquoi on ne saurait qualifier le Bouddhisme ou le Zen de "spiritualité". Quant à l'ego, c'est simplement une représentation de soi – en tant qu'individu – utile, voire indispensable dans un contexte social ou sociétal et psychologique. La perte ou la dissociation de l'ego est une maladie mentale grave de type schizophrénique. Si l'ego est vide de nature propre, c'est bien l'ego qui reconnaît sa propre vacuité, car ultimement, l'ego et le Bouddha sont de même nature (cf. Dix tableaux du dressage du buffle ou union de l'hôte et du visiteur).


On appelle kenshô ou satori "Eveil", car, à l'instar de quelqu'un qui s'éveille d'un rêve, l'éveillé n'est plus abusé par les "vues erronées" qui s'élèvent à partir du nihilisme ou de l'éternalisme qui sont les deux extrêmes que le Bouddha délaissa au profit de la "voie du milieu" (Madhyamaka). De fait, kenshô n'est autre que le "Discernement". Ce point est très important car quand bien même chaque être sensible voit les choses selon leur vraie nature, cela n'implique pas que chaque être sensible discerne le vrai du faux (ou reconnaisse sa vraie nature). Ainsi, par exemple, un animal ne saurait être qualifié de Bouddha, pas plus qu'un nouveau-né ne saurait être qualifié d'éveillé, alors même qu'il n'est pas encore formaté par les concepts, le nom et la forme, etc. En effet, très rapidement – vers l'âge de deux ans en moyenne, dès la constitution du "schéma corporel" –, l'enfant se laissera abuser par les conditionnements et les formatages de l'éducation. De même qu'un yogi hindouiste se fera abuser par les délices du samadhi qu'il n'aura de cesse de retrouver dès qu'il sera confronté à une difficulté quelconque, ou le nihiliste par l'idée qu'il n'y a rien à réaliser et que personne ne s'éveille et qu'ultimement il n'y a rien sinon des réflexes conditionnés par des impératifs binaires. La notion de l'hôte et du visiteur, séparés comme le buffle et le bouvier dans l'allégorie des dix tableaux du dressage du buffle, devrait conduire à comprendre pourquoi on ne peut pas dire que personne s'éveille ou qu'il n'y a pas d'éveil. La nature de Bouddha n'est pas une condition naturelle. C'est la nature "non conditionnée" du Bouddha. Le but du Zen n'est autre que s'éveiller à cette nature non conditionnée.














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