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Tuer le Bouddha ?


Le Bouddha historique serait venu au monde six siècles avant notre ère. S'il a beaucoup enseigné, il n'a cependant laissé aucun écrit. La légende raconte que son cousin et disciple Ananda – qui avait une excellente mémoire – a rapporté fidèlement l'enseignement du maître. Ce qui explique que les premiers sutras commencent régulièrement par l'expression : "Ainsi ai-je entendu." Toutefois, sachant qu'il s'est écoulé quatre à cinq siècles avant que le Dharma ne soit couché sur des parchemins, on peut légitimement s'interroger sur la fidélité des textes à l'enseignement original. En effet, d'une part tous les successeurs d'Ananda ne disposaient pas nécessairement d'une mémoire aussi fiable que celle du disciple direct du Bouddha, et d'autre part l'expérience montre qu'il s'opère systématiquement une perte d'information, voire des erreurs d'information, à mesure qu'un message se transmet dans le temps. Et s'il existait des écrits (qu'on n'aurait pas retrouvés), on ne comprendrait pas pourquoi ils n'auraient pas été conservés par un Sangha officiel.


On pourrait m'opposer que peu importe la justesse des mots, puisque ce qui se transmet se trouve par-delà les mots et les écritures, et l'on aurait tout à fait raison, mais le problème surgit quand on place les écritures au point sommital de la hiérarchie bouddhique.


Je ne pense pas me tromper en affirmant que l'enseignement du Bouddha s'est construit avec le temps par les bouddhistes eux-mêmes, et donc par les différents Sanghas (communautés) qui se sont succédé. Ce qui signifie en clair que le Bouddhisme est une invention – ou une création – humaine, comme l'ensemble des religions ou philosophies, d'ailleurs. L'idée d'une divinité descendue sur Terre répond sans doute à un besoin romantique des adeptes, mais ne résiste pas à l'analyse. L'histoire n'explique pas, par exemple, pourquoi le Bouddha aurait attendu le VIè siècle avant JC pour descendre du ciel et la métaphysique non plus. Le problème de la souffrance, de son origine et de sa fin ne se posait-il pas, avant Çakyamuni ?


Si les sutras exprimaient rigoureusement la Parole du Bouddha historique, alors il faudrait s'interroger sur la validité du Mahayâna, apparu quelques huit siècles plus tard. Le Bouddha n'a pas enseigné le Mahayâna en sorte que les mahayânistes durent arranger l'histoire en créant des légendes comme celle, par exemple, de la fleur montrée par le Bouddha à l'assemblée des disciples au Pic du Vautour, qui fit accessoirement de Mahâkâshyapa le 2è Patriarche du Zen après Çakyamuni.


Mais est-ce pour autant une raison suffisante pour disqualifier les différents véhicules représentés par les Sanghas, ainsi que leurs sutras spécifiques ? Je pense précisément le contraire. Un Bouddhisme figé serait de mon point de vue un Bouddhisme mort ou qui tiendrait du folklore et non du Bouddha lui-même.


Pourtant, certaines écoles ont décidé de se fier exclusivement à la Parole du Bouddha, retranscrite dans les sutras, même si ceux-ci souffrent nécessairement d'une marge d'erreur conséquente et probable, à la fois dans le contenu mais aussi, sans doute, dans l'interprétation. Il s'agit, pour l'essentiel, de voies dites gradualistes dans lesquelles le développement de la Prajna se fait essentiellement par l'étude approfondie des écritures et non sur la base de l'expérience de sa vraie nature.


Concernant l'expérience, le Zen se distingue des autres écoles par le kenshô ou le satori. Non pas qu'il n'existe pas d'Illumination ailleurs, mais parce que le Zen place l'expérience de l'éveil au sommet de la hiérarchie en ce sens qu'elle prévaut sur les textes. À l'époque de Bodhidharma – et ce jusqu'à Huineng au moins – le Zen se plaçait par-delà les écritures. Non pas qu'il en niait la valeur, mais parce que les sutras doivent être éclairés par une véritable expérience d'éveil pour en saisir tout le sens. Autrement dit, ce ne sont pas les sutras qui éclairent Prajna, mais Prajna qui éclaire les sutras. C'est toujours le cas dans le Zen, mais l'expérience a pris, depuis l'introduction de celui-ci dans le courant du Mahayâna (Daijô zen), une couleur nettement mahayâniste. Ainsi, Hakuin (1685-1769) décrivait le kenshô comme étant la transmutation de la conscience Âlaya en Prajna.


La conscience Âlaya est, pour ainsi dire, une invention du Cittamatra qui est une école du Mahayâna apparue au IVè siècle de notre ère, soit environ un millénaire après la naissance du Bouddha historique. Vasubandhu, l'un des fondateurs de cette doctrine, a été introduit de fait dans la lignée des patriarches du Zen alors qu'il n'y a que très peu de rapports avec l'enseignement de Huineng, quoi qu'on puisse en dire en forçant la littérature à prévaloir sur l'expérience. Cela montre, si besoin était, que le corollaire de la longévité du Bouddhisme revient en quelque sorte à le réinventer, quitte à le dévoyer parfois. Ce dernier point explique sans doute aussi la raison qui pousse certains zenistes à définir le Zen comme n'étant pas bouddhiste.


De mon point de vue, considérer le Zen comme non-bouddhiste ou en dehors de toute attache à l'enseignement du Bouddha revient à considérer le Bouddhisme comme une religion figée, folklorique, ce qu'elle n'est pas. En réalité, le Zen (exception faite du Bompu zen et du Gedo zen bien sûr) est bien bouddhiste. Mais il s'agit d'un Bouddhisme nécessitant de tuer le Bouddha pour l'actualiser, c'est-à-dire pour le réaliser (dans le sens de "rendre réel") dans son propre cheminement.


Que signifie au juste "tuer le Bouddha" ? Au plan philosophique, cela signifie d'abord abolir toute représentation romantique ou légendaire du Bouddha et de son action. Cela signifie aussi qu'il est nécessaire de placer sa pratique par-delà les écritures, à l'instar de ce que prônait le 1er patriarche du Zen : Bodhidharma. Cela signifie enfin que la réalisation de sa vraie nature implique de ne croire en rien que l'on n'ait vérifié par soi-même. Au plan pratique, cela signifie réaliser qu'il n'y a pas de Bouddha en dehors de soi-même. Quand on réalise la vacuité, elle disparaît en se vidant d'elle-même. Et le monde prend alors une consistance et une densité telles que toucher la Terre du bout des doigts revient à toucher le commencement de l'univers.


Quand Tao-sin, le 4è patriarche du Zen, dessina l'idéogramme 佛 – qui représente le Bouddha – sur la pierre où Nietou avait l'habitude de prendre place, ce dernier, craignant le blasphème, hésita avant de s'asseoir et Tao-sin lui dit : "La peur est encore en toi !" Le Bouddha que Nietou avait à l'esprit était craint, comme on craint un dieu ou un démon. Mais Tao-sin ne dit pas à Nietou qu'il devait tuer ce Bouddha. Il lui dit : "toutes choses sont libres par essence !". Mais si vous comprenez bien la sentence de Taosin, vous comprenez ce que signifie tuer le Bouddha.







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